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13 janvier 2016    /    

Voyage en Toscane : Pise, la déroutante-

La Toscane, ses collines d’aquarelle, ses cyprès noirs, ses villes légendaires – Florence, Sienne, Pise – est pour tout voyageur l’objet d’une insatiable nostalgie. A la fin de l’été dernier, avant que l’automne ne vienne, j’ai voulu goûter une dernière fois la dolce vita, croquer le sud à pleines dents. Voici le récit, en plusieurs parties, d’une virée en Italie en amoureux. Premier jour : un arrêt à Portofino, puis une première soirée à Pise, au pied de la légendaire tour qui penche.

Crépuscule à Pise, sur la Piazza dei Miracoli.

Crépuscule à Pise, sur la Piazza dei Miracoli.

Prendre la route vers l’Italie, c’est réaliser un fantasme de Provençale : toujours j’ai voulu continuer sur la route du Sud, ne pas m’arrêter et dévaler l’azur vers des latitudes toujours plus méridionales, franchir la frontière, continuer à sauter de crête en crête, et aujourd’hui nous le faisons enfin. Je me sens comme un élastique qu’on relâche, et qui bondit dans les airs. Après Nice, le paysage change, et nous arrivons sur cette côte montagneuse qui donne à pic sur la mer et que l’autoroute transperce par ses tunnels innombrables ; chaque nouvelle traversée dans le noir révèle une baie plus somptueuse que la précédente, un flot de lumière, de pins et de palmiers qui vient se déverser sur la rive. En France et en Italie, les visions sont les mêmes : maisons colorées à même les pentes, églises jaunes et oranges surmontées d’une unique tour aux contours arrondis, et des sommets vertigineux au-dessus de nos têtes. Dans très longtemps, dans quelques éternités, quand la vie n’aura plus besoin de nous, nous viendrons peut-être habiter ici, sur une des pentes ensoleillées, entre la mer et les montagnes. Je veux vivre tout au bord de l’eau quand je serai très vieille. Seul le bruit incessant de la mer et le face-à-face avec l’infini pourrait me permettre de ne pas devenir folle à l’idée de la solitude et la mort. Quand le néant a le visage de la mer, on peut sans doute s’y accoutumer.

Entre France et Italie, Menton.

Entre France et Italie, Menton.

 

Roquebrune Cap Martin, un des plus jolis villages de la côte à mes yeux.

Roquebrune Cap Martin, un des plus jolis villages de la côte à mes yeux.

Nous quittons l’autoroute à Rapallo et prenons la route vers Portofino, qui épouse toutes les découpes de cette côte radieuse, jusqu’au petit port entre les rochers.

La sublime route qui lie Santa Margherita Ligure à Portofino.

La sublime route qui lie Santa Margherita Ligure à Portofino.

Pas de plage au sens où je l’entends, vaste, ouverte et ensablée, mais un port de plaisance, et un château corseté de cyprès d’où montent les brumes de l’eau et la fumée des feux de broussaille. Les pins qui poussent sur les parois rocheuses ressemblent à des désespérés pris d’un remords, suspendus par une main ou une branche à la falaise, et l’eau luit comme un gemme dans les petites criques.

Feux de bois sur les hauteurs de Portofino, cyprès, oliviers et brume antique.

Feux de bois sur les hauteurs de Portofino, cyprès, oliviers et brume antique.

Le port de Portofino.

Le port de Portofino.

Ici sont venus Dante, Maupassant et Nietzsche, charmés par l’idylle portuaire comme par une sirène alanguie sur les rochers colorés. La nostalgie du sud – comment ne pas la comprendre en montant vers le château, au milieu des feux de bois qui évoquent des sacrifices antiques, quand les oliviers tamisent le jour ? Nous avons plongé dans le décor des vies meilleures.

ligurie italie portofino

Les hauteurs de Portofino.

 

Charme portuaire.

Charme portuaire.

Je suis aussi séduite par Santa Margherita Ligure, avec son grand port coquet, ses façades pastel et chic, ses suspensions de surfinias blancs et mauves, ses statues de navigateurs et de héros sur la promenade festonnée de palmiers. Elle a des airs de station balnéaire pour aristocrate souffreteux et bien habillé de la Belle Epoque, elle donne envie de vivre comme dans un roman de Stefan Zweig. De descendre au grand hôtel, chargée de malles et de chapeaux, et de vivre un innamoramento secret et douloureux avec un dandy aperçu au détour d’une allée, de noircir les pages de son cahier et de mourir de consomption sans jamais avoir ouvert la bouche. Les surfinias ploient leurs cous comme des demoiselles en pâmoison.

Scène de rue et fleurs à Santa Margherita Ligure.

Scène de rue et fleurs à Santa Margherita Ligure.

 

Port de Santa Margharita Ligure.

Port de Santa Margharita Ligure.

 

Portofino, vu du château.

Portofino, vu du château.

Nous arrivons à Pise en fin d’après-midi sans même nous en rendre compte, surpris de voir soudain surgir la tour penchée au milieu d’un paysage de friches et de champs, de zone périurbaine aux petites routes où on se croise difficilement, et où je m’attendais plus à tomber sur un Ikea que sur une des merveilles de notre monde. La ville me laisse une impression étrange. On croirait qu’elle a été tranchée par un tremblement de terre ou un cataclysme inexpliqué. Elle ne respecte absolument pas la topographie classique des villes médiévales, dont elle fait pourtant partie, organisées en cercles concentriques : la Piazza dei Miracole, le fameux rectangle grand comme deux stades de foot mis bout à bout, où on trouve la tour penchée, la cathédrale et quelques autres édifices religieux, est tout en bout de ville, comme une corniche qui donnerait abruptement sur le vide des champs en jachère, et cela lui donne un air de cirque, de grand chapiteau planté n’importe comment au milieu du vague. Les rues grouillent de vendeurs à la sauvette et de bandes de filles qui rôdent comme des pies, à la recherche de ce qui brille et qui dépasse, comme un campement de fortune. Depuis la tour, je pourrai voir que Pise n’est pas aussi minuscule qu’elle le paraît au premier abord, et qu’elle s’étend derrière la Piazza, en rectangle plutôt qu’en cercle, comme une colonie de petits champignons sur un tronc abattu.

Il n'y a plus rien en lisière de la Piazza dei Miracoli - du moins, pas de ce côté-là -, le vide de la campagne toscane, d'où l'impression étrange d'avoir échoué au beau milieu de nulle part, dans un cirque à la gloire de Dieu.

Il n’y a plus rien en lisière de la Piazza dei Miracoli – du moins, pas de ce côté-là -, le vide de la campagne toscane, d’où l’impression étrange d’avoir échoué au beau milieu de nulle part, dans un cirque à la gloire de Dieu.

 

Piazza dei Miracoli

Piazza dei Miracoli

En regardant la Piazza dei Miracoli, où sont concentrées les merveilles – la cathédrale, la tour, le baptistère, le cimetière et le cloître –, je comprends soudain la violence de la lutte qui a opposé, des siècles durant, le pouvoir temporel des empereurs et des rois, et le pouvoir spirituel des papes et des évêques, et le miracle de leur alliance ponctuelle. Cette place a quelque chose de babélien, c’est un cri de triomphe des hommes au nom de Dieu. Je comprends aussi l’acuité du rejet protestant de cette église-état infiltrée dans tous les pays, force politique redoutable et richissime qui avait le pouvoir d’actionner ses leviers à travers tout l’Europe – et la foi de ceux qui sont morts pour elle, bien plus que pour un Dieu, plutôt pour l’idée d’une institution si puissante qu’elle serait à même de serrer le continent tout entier dans sa main. L’église romaine est une armée  et la Piazza dei Miracoli, sous son immense raffinement, la beauté de ses dentelles minérales, la lumière de ses murs de marbre et de pierre blancs, est une machine de guerre. Jamais je n’ai vu une telle rigueur doctrinale à l’œuvre en architecture, un ensemble si cohérent, si profondément théologique. Le baptistère n’est pas dans l’église, il lui fait face, bulbe de jacinthe corseté de toiles d’araignée, pour signifier que le baptême est la porte, le seuil à franchir avant de faire corps avec le grand ensemble couché en croix – corps de Jésus, corps de l’église.

Baptistère face à l'église, à l'entrée de la Piazza dei Miracoli de Pise.

Baptistère face à l’église, à l’entrée de la Piazza dei Miracoli de Pise. Aucune ligne n’est droite, toutes les perspectives sont bouleversées, d’où l’étrange impression de tournis – ce n’est pas la photo, c’est Pise !

Vertus cardinales sur les piliers, vertus théologales sur les arches, chapiteaux organisés comme un conclave d’hommes et d’esprits à la puissance conjuguée pour asseoir le dogme – apôtres, saints, pères de l’Eglise et papes, tous réunis comme des cariatides pour porter l’édifice ecclésiastique, et verrouiller les portes pour les siècles des siècles. Je comprends toutes les théories conspirationnistes, les Da Vinci Code, les Nom de la rose, et autres histoires de moines aveugles et cabalistes, quand je vois cette église qui a eu le pouvoir et l’argent d’édifier de telles merveilles somptuaires à l’heure où les hommes crevaient de froid, de faim et de peste, de lancer des générations d’hommes sur des chantiers qu’ils ne verraient jamais achevés de leur vivant, quand j’entends bruisser la foule discrète mais tenace qui continue de faire vivre ces murs, prêtres, nonnes, organistes, et tous ceux des échelons au-dessus.

Architecture sacrale.

Art sacral éblouissant.

La Piazza dei Miracoli donne le tournis – c’est un cliché basique s’il en est, mais tellement vrai. Vertige de cette concentration de pierre sublime au service de l’invisible, de la permanence et du pouvoir – l’église, le seul empire qui aura duré deux mille ans. Vertige réel de ce sol limoneux et instable. La tour est bien plus penchée que tout ce que j’avais imaginé. A l’intérieur, on se croirait dans le trou d’Alice. Mais surtout, tout penche, la cathédrale, le baptistère, et puisque la construction a duré deux siècles, les architectes ont eu le temps de constater l’inclinaison et de tenter de la compenser au fur et à mesure, donc aucune ligne ne répond à celle du dessus, les perspectives sont folles, biscornues, incompréhensibles, les photos semblent toujours tordues, on ne trouve jamais deux parallèles exactes, et le sol semble tanguer. Pise est une hallucination.

Pise ou le vertige.

Pise ou le vertige des parallèles impossibles.

 

La tour posée sur les sols limoneux.

La tour posée sur les sols limoneux.

Dans le Campo Santo, le cimetière, je suis happée par la sublime fresque du Triomphe de la mort de Buffalmacco, peinte au début du quatorzième siècle. Puissance de l’évocation, beauté des visages, perfection de la composition – la Toscane m’aura confirmé ce que je crois depuis longtemps : le Moyen Âge et la Renaissance n’existent pas vraiment. Tout est cycle, disparition et retour, évolution imperceptible et volte-face brutale. Les visages de Buffalmacco ne ressemblent pas aux caricatures de l’art gothique qu’on voit parfois placardées – bébés dessinés comme d’immondes homunculi, faces plates et blafardes, absence de relief, étouffement de la feuille d’or – elles ont la grâce et l’harmonie de ce Moyen-Âge ptoléméen qui croit en la musique des sphères, et déjà le réalisme, la vie, la douceur diffuse du Cinquecento. Est-ce que la Renaissance existe ? Si oui, elle a commencé bien avant 1492 en Italie. Peut-être même qu’elle est l’Italie – qu’elle est toute cette débauche de lumière et de beauté dont nous nous approchons peu à peu. A Pise, nous ne sommes pas encore au cœur du sanctuaire, mais déjà je sens mon cœur battre plus vite. La terre promise est tout près. Demain, Florence…

Triomphe de la mort de Buffamalco, dans le Campo Santo (cimetière).

Triomphe de la mort de Buffamalco, dans le Campo Santo (cimetière).

Nous nous éloignons de la Piazza dei Miracoli, dans le dédale sombre du cœur de Pise, à la recherche d’un restaurant qui ne se soit pas spécialisé dans l’arnaque sans vergogne de touristes innocents, à qui on annonce à la fin du repas qu’ils doivent payer quinze euros par personne pour le pain et le couvert. On dit souvent que la qualité d’un restaurant est inversement proportionnelle à sa proximité d’avec les sites touristiques, et cela est particulièrement vrai en Italie, je le sais pour l’avoir vécu à Venise. Nous nous perdons, et nous mangeons merveilleusement bien.

Restaurant en bordure de la Piazza dei Miracoli, qui recrée un décor de dolce vita accomplie.

Restaurant en bordure de la Piazza dei Miracoli, qui recrée un décor de dolce vita accomplie. Nous avons mangé dans un endroit moins cinématographique, plus loin de la place et de la tour.

Les rues sont mal éclairées et traversées par des Vespa et des scooters qui slaloment autour de nous à toute allure, je me croirais dans un film noir des années 60.

La belle Piazza dei Cavalieri, conçue à la Renaissance par Vasari, dans le soir.

La belle Piazza dei Cavalieri, conçue à la Renaissance par Vasari, dans le soir.

 

Pise à la tombée de la nuit.

Pise à la tombée de la nuit.

Durant cette première nuit à Pise, bercée par les fontaines d’un petit hôtel qui joue à recréer l’Italie des princes et des Césars, je me sentirai étrangement en apesanteur, comme si j’avais traversé l’écran. N’est-ce pas ce qu’on attend du voyage – cette suspension volontaire de l’incrédulité ? Nous sommes les héros d’un vieux film glamour, deux amoureux en Toscane, et demain, Florence est à nous.

Crépuscule sur Pise.

Crépuscule sur Pise.

To be continued…

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16 commentaires pour
“Voyage en Toscane : Pise, la déroutante”

  • La Toscane fait partie des quelques régions de l’Italie que je n’ai pas eu la chance de visiter… J’en ai maintenant encore plus envie, et j’attend d’en savoir plus ! 🙂

  • Oserai-je signaler que la Toscane est un peu en dehors de la Provence, catégorie dans laquelle on trouve cette page

  • Cher Yves, avez vous vu l’article ? 🙂 Si oui, vous aurez vu que le voyage commence en Provence, et que comme nombre d’articles sur mon blog, celui-ci se trouve dans plusieurs catégories… Bonne journée !

  • Pise… Je n’en ai guerre de souvenirs, hormis la réplique qui trône sur mon bureau d’enfant et les photos archivées dans l’ordinateur de mon papa – j’ai maintenant envie de lui demander de les retrouver pour moi !
    C’est justement parce que j’en ai si peu de souvenirs, que j’avais hâte de me plonger dans ton article. C’est marrant, comme dans ma mémoire, seule la tour de Pise existait, plantée entre deux rues ; exit le reste de la place et toutes les autres merveilles. Les souvenirs reviennent petit à petit, maintenant.

    Oh et ton début d’article me fait rêver, avec ses photos où superbes couleurs. C’est que je rêve d’un road-trip longeant la côte de Marseille à l’extrême sud de l’Italie… Tu m’en offres un petit aperçu ici, et j’ai désormais encore plus envie de réaliser ce rêve !

  • Merci Julie ! Oui, un road trip en Méditerranée, dans le golfe de Ligurie et jusqu’à la Sicile… moi aussi j’en rêve. J’ai tellement aimé la route allant de chez nous (Aix en Provence) à Florence, tout particulièrement la beauté des visions le long de la côte de Nice à Genova, c’était époustouflant. Est-ce que tu connais la route de la grande corniche, au dessus de Nice et Menton ? pour moi, c’est une des plus belles du monde ! Il faudrait que je mette plus de photos… Partons ensemble pour un road trip 😉 Bonne soirée, et merci de tout coeur pour tes commentaires !

  • Nous gardons de bons souvenirs de Pise enfin surtout de la place des Miracles. Un complexe juste magnifique dommage que le tarif pour monter dans la Tour soit aussi cher. Nous sommes restés quasiment 2h à regarder les gens faire des photos plus ou moins insolite avec la Tour :).

  • Oui, Pise est hors de prix, c’est vrai ! Mais un endroit exceptionnel… Merci beaucoup pour ta visite et tes commentaires, je suis très heureuse d’avoir pu entrer en contact avec toi et découvrir ton beau blog !

  • je ne sais pas si j irai 1 jour à Pise mais bel article en tout cas

  • merci beaucoup Tania, tu es adorable !

  • L’université est vraiment magnifique c’est mon coup de cœur de Pisa !

  • Je ne l’ai pas vue, je regrette !

  • Bonjour Alexandra. Je t’admire d’être montée dans la Tour de Pise, moi rien que de monter sur un escabeau j’ai le vertige, alors je ne me vois pas monter dans une tour, qui de plus, penche ! Du haut la vue doit être magnifique.
    Oui cette Côte Ligure est magnifique, nous l’avons faite au printemps dernier, en revenant de Toscane. On y découvre de beaux petits villages perchés. Mes deux préférés sont Finalborgo et Cervo, classés tous les deux dans les “plus beaux villages d’Italie”. J’ai fait un petit résumé de nos vacances en Toscane, sur un seul article, si tu veux y faire un petit tour :
    http://photosvillages.canalblog.com/archives/2016/06/16/33972354.html
    En attendant j’ai grand plaisir, à chaque fois que je revois des photos d’Italie, pays de la Dolce Vita…
    A bientôt. Martine

  • J’ai adoré ton article ! tes photos sont une fabuleuse invitation au voyage !

  • Attrape touriste, oui. Mais cette ville m’a plu aussi, comme vous nous nous sommes éloignés de son centre après avoir vu la Tour. Nous y avons mangé avec les mains attablé à une jolie table avec sa nappe à carreaux mais isolé du centre de Pise. Un moment de plaisir, mêmesi Lolipopo nous a obligé d’un détour au retour pour y (re)manger un hot dog dégoulinant de ketchup.
    Pise a su prendre emballer mon coeur,et aussi mon portefeuille, avec une belle amende qui nous est arrivée un an après notre visite.
    Encore un petit mot …. tu as su parfaitement décrire dans ton intro ce que je ressentais lorsque nous allions en Italie depuis La Londe les Maures, les tunels, les cypres, la mer … cette image est gravé en moi à jamais, et je crois ce que fait que j’aime tant l’italie

  • Très bel article. J’y ai retrouvé des photos qui m’ont rappelé mes différents voyages dans la botte….
    Bonne continuation pour votre blog.

  • Merci beaucoup !

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